Entrée "sans titre" du 10/02/2023.
J’étais en train d’écrire un texte que j’ai appelé « le mal du
pays ». Il évoque ce drôle de sentiment que je ressens par moments, si brièvement qu’il en est presque imperceptible, que j’en ai du mal à le décrire avec précision, lorsque je repense à Oslo. Quand je repense aussi à ce garçon dont je me suis rendu compte que j’en étais amoureux uniquement quand il a décidé d’arrêter de m’attendre. J’écrivais mon texte, disais-je, et puis, manquant par trop d’inspiration, je m’immergeais avec gourmandise dans cette vieille trend un peu démodée qui me revint alors en mémoire et qu’on appelle le « voidcore ». Un peu comme le doomer quand je le cherche sur Google Image, il m’aide (un peu) à me consoler en me rappelant que je ne suis pas seul. Que d’autres gens vivent ce que je vis. Ce qu’on a tendance à oublier de nos jours.
Alors, je suis tombé sur ce même sur un compte Instagram qui parlait de la dépersonnalisation et des troubles dissociatifs. Et c’est vrai que je me suis reconnu dans cette propension que j’ai parfois, de manière quasi hystérique (mais moins depuis que je suis traité) à rejeter toute présence humaine dans ma vie et, le lendemain, à me lamenter de l’absence totale de solicitations de mon entourage, hormis lorsqu’il s’agit, pour beaucoup, de me demander un service (je fais toujours mine de ne pas m’en rendre compte mais je le relève à chaque fois et ça fait très mal). J’en suis naturellement venu à me poser la question suivante : depuis quand suis-je dépressif ? Je n’ai pas toujours été ainsi, et pas à ce point-là. Alors depuis quand ?
Quand j’y réfléchis, je vois le dépressif comme un âne portant des barils d’eau en plein sirocco dans les colines d’Aubagne. La dépression commence avec le premier baril. On ne sait pas exactement quand il a été posé, mais il n’est pas trop lourd à porter donc il ne se voit presque pas. Ça n’est qu’à force de surcharge et d’intériorisation de la douleur que la dépression éclate au grand jour.
On m’a dit cent fois « Victorien, tu devrais écrire l’histoire de ta vie, car ce que tu me racontes mérite d’être écrit ». Et n’allez pas croire que je n’ai pas essayé. Mais c’est si douloureux que de faire son introspection et de repenser sérieusement à tout ce qu’on a vécu. De détailler par le menu tout ce qu’on a subit. Et toutes les souffrances aussi. Alors, faire un point, situer dans le temps quelque-chose d’aussi fort, c’est très difficile. Je ne peux pas être certain à cent pour cent, évidemment. Mais le plus évident des déclencheurs, parmi tous les déclencheurs qui auraient pu me faire sombrer, est certainement le laps septembre 2017 - juillet 2019. Ça a été à la fois un moment très intense, long aussi, avec mon entrée, sans formation, sur le marché du travail, encore naïf et candide (clairement pas assez mature pour faire face aux responsabilités qui m’incomberaient), dans un milieu très toxique, invasif et anxiogène, et en même temps ça a été une grande souffrance que j’ai cru devoir taire le temps que ça a duré puisque j’ai longtemps pensé ne pas mériter tout ce que j’avais et que je l’avais obtenu par chance, presque en trichant. Un bel état d’esprit pour débuter dans la vie.
C’est très clairement à ce moment-là, quand, déjà surchargé par un vécu très dur, très brutal pour quelqu’un d’aussi jeune et d’aussi peu expérimenté, que j’ai cédé sous le poids de ma charge mentale. Je ne sais pas exactement quand dans ce laps de temps. Mais ça a été une longue dégringolade qui a duré tout ce temps et qui s’est terminée, deux ans plus tard, par l’irruption d’une méningo-encéphalite non-traitée. Je ne vous refais pas l’histoire.
Je suis un garçon pétri de contradictions, de chimères et d’illusions. Mais je crois toujours profondément en ce que je dis et j’ai le mensonge en horreur (c’est parfois un défaut). J’ai mes haines et mes colères, c’est vrai. Peut-être que je refuse aussi d’écouter mon cœur parfois, à force de l’avoir trop écouté, peut-être que je ne l’ouvre qu’à trop peu de gens, ceux que j’aime profondément. Et c’est pour dire aussi que j’aime énormément. On me reproche d’être d’humeur changeante et instable. De ne pas savoir ce que je veux. Et il est vrai, je l’avoue, que j’ai souvent eu tendance à alterner entre les idéaux et que je le fais encore. Mais ce qu’on oublie, c’est que nous vivons dans un monde qui change à une vitesse hallucinante. Le monde a plus changé et évolué depuis ma naissance qu’entre le XVIIème et le XVIIIème siècle. Nous vivons des temps troublés et, au delà de ce qui m’est propre, nous vivons l’expérience d’une dégénérescence psychiatrique à grande échelle que tous les médecins psychiatres constatent en tant que phénomène de société. Elle est cohérente avec une évolution des civilisations qui ne laisse pas nécessairement aux individus le choix du monde dans lequel ils vivent et qui n’est plus celui qu’il était quand ils sont nés. La perte de repères est stratosphérique et je pense n’être qu’un parmi des centaines de milliers d’exemples de jeunes adultes de ma génération qui vivent avec ce poids des traumas, non plus à échelle planétaire mais à échelle individuelle. Nous n’avons jamais été aussi liés les uns aux autres mais ce lien a contribué à nous éloigner, à nous couper les uns des autres. Que ce soit un bienfait ou non, ça laisse avec cet état de fait : nous sommes seuls pour faire face à l’afflux massif d’informations. Ces informations qu’auparavant nous portions toutes entières en tant que bloc, nous les démultiplions à l’infini et chacun a à faire face seul à ce qu’il vit comme une tragédie personnelle.
Alors en plus de la dépression, ce que je suis, mouarf, ça importe peu au final. Je ne le saurai probablement jamais faute d’une thérapie approfondie. On ne peut que se permettre de faire de vagues suppositions, pas toujours pertinentes.
« Normal », bien que je rejète ce mot, je ne pense pas l’être. Je ne suis définitivement pas ce que les gens appellent
« normal ». Est-ce que c’est important de l’être ? Pas vraiment. Je fais partie d’une générations de freaks et c’est très bien comme ça.
Maintenant, ma dépression a atteint une sorte de statu-quo. Ma douleur, à défaut de disparaître, est devenue « tolérable ». Je la vois comme une sorte de colocataire plus que comme une malédiction. Je suis mélancolique mais je pense être en paix avec moi-même. La meilleure chose que j’ai faite, je pense, ça a été de savoir me donner l’absolution à moi-même. Je me suis pardonné pour mon passé. Je me suis pardonné pour mes erreurs. Je ne porte plus de poids. J‘en traine parfois. Mais c’est tout. Et pas beaucoup. Bien-sûr, les poids qui auparavant pesaient ont laissé des traces sur mes épaules et je les sens de temps en temps. Mais ça n‘est plus lancinant et aigu, comme ça a pu l’être autrefois. Je n’ai plus voulu souffrir très fort en silence pas plus que d’hurler un grand coup ma douleur à la face du monde en me roulant en boule dans une flaque de larmes. Je me contente de souffrir un tout petit peu, d’un ton las. Et de détourner le regard de ce qui me blesse quand son aura devient trop irritante. Et peut-être qu’un jour, j’arrêterai de souffrir. Quand je serai grand.
Copyright © Tous droits réservés